Insas, 1971, 
m. sc. : Paul Amien 
(Nicole Hellyn / AML)
 
 
 
Drama-farce pour le music-hall, trois actes 
 
Rédaction : 1926 (daté par l'auteur : 1928) 
Publication : 1928 (La Renaissance d'Occident), 1942 (Houblon), 1955 (Gallimard), 1999 (Labor) 
Création : 22 octobre 1962, Atelier du Théâtre National de Belgique, m. sc. : Jean-Claude Huens. 
 
 
 
Revenant d'un bal costumé, un petit bourgeois timoré se hasarde dans un bar portuaire. Il s'y efforce de jouer le rôle du grand séducteur que suggère son costume. Il est ébloui par Olympia, sorte de poupée peinturlurée qui se tient immobile derrière le comptoir. Il la pourchassera en vain. Devenu patron du bar, il voit la belle Olympia devenir l'objet des assiduités pressantes de Beni Bouftout, le don Juan africain, puis d'autres clients. A nouveau, la poupée se dérobe, mais est poursuivie par ses prétendants en délire qui la harcèlent. En fin de compte, Don Juan doit rassembler les restes épars de la poupée violentée. Il balance entre un rebutant retour à la réalité et une fuite en avant dans le dérisoire univers de l'illusion. Apparaît alors la véritable Olympia, les traits dissimulés sous une écharpe de gaze. Don Juan se rend bientôt compte qu'il s'agit d'un repoussante septuagénaire au "crâne chauve", et s'enfuit affolé, poursuivi par un petit monstre vert incarnant la syphilis. 
 
Extrait 
 
DON JUAN. - Mon cœur... mon petit cœur... Peine immense, petit don Juan... Petit cœur, peine immense... O petit don Juan, immense dans ta peine, grise-toi... Sois enfant. Aime ton chagrin. Quelle heure peut-il être ? Celle du chagrin. Larmes bienfaisantes, jaillissez, sources... O bonheur des larmes. Et toi, mon cœur ?... (Il se tâte la poitrine.) C'est ici. Il fait mal. C'est exquis. Vais-je défaillir ? Où suis-je ? Et qui suis-je, en vérité ? Est-ce bien moi ? Tant de cœur ; tant de peine... Je ne me connaissais pas ce cœur-là ! je ne m'en croyais pas tant !... Comme on s'ignore ! Que c'est bondissant, léger, en celluloïd. O ma glaciale raison, t'en doutais-tu?... (Il soupire, charmé, mais se ravise et considère les lieux.) Veillée... Néant... Poussière... Vanité... C'est beau et c'est froid... Un décor. Et moi, pareil à un tragédien... Oui, à mon insu. Le drame est dans cette ignorance de moi-même ; j'étais tragédien... Il sera temps que je me désabuse... Il faut considérer la réalité, rien qu'elle... (Il s'approche du cadavre.) La voici, la réalité, morte, la Beauté refroidie, qui puera tantôt... Sinistre aventure !... Et moi qui ne pensais qu'à un badinage ! Où en sommes-nous ? A l'article de la mort, dis-je... (Caverneux.) ... de la mort, dis-je... (Frisson et petit cri.) Déjà des cadavres sur ma route ! O toi, mon cher prétexte, il me faudra t'aimer maintenant. C'est mon humiliation... Car je t'aime. Olympia, puisque l'amour est devenu impossible... Parfaitement. Nuit d'amour, nuit de mort... Toi morte et moi vivant ! C'est la différence entre nous. Et cette différence, c'est l'éternité ! (Il s'agenouille.) Petite créature, petite poupée, tu étais blonde, tu étais exceptionnelle, tu étais véridique. J'ai joué avec toi et tu es cassée... J'ai joué trop bien. Qui est à plaindre ?... (Il se relève.) Vais-je avoir des remords ? Est-ce ma faute si je suis fatal, si je porte malheur ? Ai-je couché avec la Beauté ou n'est-ce pas elle qui a couché avec moi ? Qui a fait que ce flirt se termine par un sacrilège ? (Il prend de l'humeur.) D'ailleurs, ça ne pouvait pas durer. On ne se met pas en ménage avec la Beauté ! Et d'abord, était-elle la Beauté ? Nous en avions convenu, dans je ne sais quelle suggestion... Mais si tu avais été la Beauté, serais-tu morte, palsambleu !... (Il marche les mains en poche.) Remontons les siècles... Que suis-je venu chercher dans ce temple du commun désir ? La Beauté ou son apparence ? Pas même. Une diversion. Il fallait que je me délassasse de moi... Je maintiens que je ne suis pour rien dans cette affaire. (Il s'adresse au cadavre.) Comprenez, Madame, ce n'est pas drôle du tout... Moi... Si complexe ! Si, que j'en parais puéril ! Moi, don Juan, excédé de moi, de ma personnalité permanente, fermentante d'atavismes, je me contredis une fois : tu n'es pas don Juan ! et pour te distraire, tu vas essayer de l'être, de faire croire à autrui que tu l'es ! Et je mets ce costume, et j'entre dans le seul endroit où don Juan ne va jamais... Après avoir erré dans la ville en rut, sous les quolibets de la foule chaude, sous les sifflets... Je suis risible... Je suis sublime... Et j'entre ici pour échapper à la foule, aux masques horribles et méchants. Et toi, invisible, tu devines qui je suis ! (Sa voix se noue dans un sanglot.) Tu en es morte ! (Repris par l'émotion, mais ricanant.) Pauvre femme ! Depuis toujours, tu attendais celui qui ne devait pas venir, et qui vint... Qu'en reste-t-il, de cette rencontre prodigieuse ? Un nom à redire à l'ennui, ton nom, Olympia, et ton corps, vidé de ses rêves... La vie retendra-t-elle les ficelles ? Aurai-je encore des gestes et des paroles qui vaudront ceci ? Profitons-en... Souffrons et palpitons. Où en étais-je... Je venais de me découvrir un cœur plein de ressources... Mon cœur... Mon petit cœur... Je le sens de nouveau... (Il retombe à genoux.)  Ah ! Ne trouverai-je rien de grandiose, un de ces cris jaillis des entrailles ? (Il réfléchit et épèle.) DON-JU-AN TROU-VA... L'AMOUR... DANS-LA-MORT... ET... VECUT ! (Il se dresse.) Voilà ce qu'il fallait trouver ! 
 
(Théâtre IV, Gallimard, Paris, 1955, troisième acte, pp. 75-78.)